Introduction
Les dossiers de la série Le citoyen du Québec ont tous la même structure :Introduction, Principe, Renseignements pratiques, Illustrations, Enjeux, Jalons, Vigilance, Sources.
Principe : nous explicitons d’abord le principe.
Renseignements pratiques : il s’agit d’un court guide sur les services correspondant aux aspects de la vie publique : santé…
Illustrations : Personnes, événements, lieux, œuvres illustrant le principe.
Enjeux : le contexte parfois difficile auquel un principe s’applique.
Jalons : étapes, actions significatives marquant le progrès dans le respect d’un principe.
Vigilance : esprit critique à l'endroit des scandales et autres événements troublants qui détournent la société du principe en cause.
Sources : Livres, Revues, Sites, Articles, Vidéos, Audios.
PRINCIPE
La prudence est la vertu sans panache. «De quelque manière qu’on l’envisage, précise Rousseau, on lui trouve toujours plus de solidité que d’éclat, et elle sert plutôt à faire valoir les autres vertus qu’à briller par elle-même.» Dans l'acte héroïque, on voit le courage, on ne voit pas la prudence qui en a assuré la réussite. L'homme prudent, s'il n'est que prudent, attirera le mépris plus que l'admiration. Être prudent, pour plusieurs, c'est être pusillanime.
Mais pourquoi les grands philosophes, à commencer par Aristote, ont-ils accordé tant d'importance à cette vertu? Pourquoi l'Église catholique en a-t-elle fait une vertu cardinale? Parce qu'elle est l'art de composer avec les situations complexes où nous plonge l'action. Parce que c'est sur elle et sur elle seule que l'on peut miser pour protéger les libertés en empêchant la prolifération des normes et la substitution de la règle de droit à la règle sociale. Sans doute aussi parce qu'elle s'apparente au kairos, cette aptitude à saisir l'occasion opportune, que Pindare considérait comme une chose divine.
Les Noirs américains doivent leur liberté à un homme prudent: Abraham Lincoln. Au cours de la Guerre de Sécession, cet homme sans panache a su ménager les états indécis, temporiser pour s'initier aux techniques de la guerre, ce qui ne l'a pas empêché de prendre au bon moment la décision de confier le commandement des armées à un homme qui savait pousser ses succès jusqu'à la victoire, le général Grant.
Si Lincoln était plus souvent à son bureau qu'au front, ce n'était pas pour fuir le risque mais parce qu'il lui fallait étudier la situation pour la comprendre. Le risque était son élément. Il sortait sans gardes du corps. C'est ce qui a causé sa mort, mais c'est peut-être ce qui lui a valu l'estime des soldats.
Aristote dit que que l'homme prudent agit en vue d'un bien qu'il ne perd jamais de vue. Abraham Lincoln n'a jamais perdu de vue ses deux buts, situés du côté du Bien, sauver l'Union et abolir l'esclavage. C'est pourquoi il s'est montré clément après la victoire. La vengeance eût été incompatible avec ses buts.
À l'âge de la complexité, la vertu de prudence ne devrait-elle pas être au centre de nos préoccupations? Faut-il réduire l'effet de serre, prévenir le réchauffement de la planète? La science ne fournissant que des réponses probables, c'est sur la prudence de nos leaders qu'il nous faut miser. Le principe de précaution est une règle de prudence. Plus les réponses de la science seront certaines, plus les défenseurs du principe de précaution mériteront le nom de sage. Si Aristote range la prudence parmi les vertus intellectuelles, il ne pense pas qu'elle repose sur la science, comme la sagesse, qu'il place pour cette raison au-dessus d'elle.
Comment cette vertu s'acquiert-elle? Dans l'action, par l'exemple, par l'étude de l'histoire et, à la base, par une formation générale équilibrée. Composer avec les circonstances tient parfois du génie tant les variables sont nombreuses et imprévisibles dans leur déroulement. Leibniz a dit de la musique qu'elle est «une mathématique de l'âme qui compte sans savoir qu'elle compte.» De même la prudence prend souvent la forme d'une alacrité de l'âme qui décide avant de s'être explicitée à elle-même les mobiles de sa décision. On s'en remet alors à son inconscient comme à son conseiller le plus fiable. On récolte, en situation d'exception, les fruits de l'attention aux faits que l'on pratique en temps normal.
Attention, sagacité, perspicacité, mémoire et souci du présent, sensibilité et froide raison, vue d'ensemble et sens du détail, voilà quelques-unes des composantes de la prudence, le sens des responsabilités étant la clé de voûte de cet ensemble.
Thomas d'Aquin évoque la sagacité à propos de la prudence, or ce mot désignait à l'origine la finesse de l'odorat, pour devenir ensuite synonyme de subtilité d'esprit. Ce fait donne une juste idée de la variété des sens, des facultés et des qualités qui rendent la prudence possible.
Dans le discours public de ce début de millénaire, c'est la transparence plutôt que la prudence qui apparaît comme la vertu qu'il faut exiger des dirigeants. Quelle influence cette façon de voir aura-t-elle sur la formation dispensée dans les écoles? L'habitude de la transparence s'acquiert le plus facilement du monde, surtout là où le vide intérieur est le plus grand. Pour préparer les jeunes à cette pseudo vertu, il suffit de cultiver chez eux la spontanéité et l'exbitionnisme. Alors que pour devenir prudent, on doit développer toutes ses facultés, celles du corps autant que celles de l'âme, celles qui s'actualisent dans l'action comme celles qui s'actualisent dans l'étude.
Documentation
En 2007, l'Académie des sciences morales et politiques, de l'Institut de France, tenait un colloque sur la prudence. Chantal Delsol, membre de l'institut a recueilli les textes de Gilbert Romeyer Dherbey, La Prudence chez Aristote, de Dominique Folscheid, Comité d'éthique et Phronèsis, François Terré, Prudence et précaution, etc.
Corte, Marcel de. De la prudence: la plus humaine des vertus. Jarzé, Dominique Martin Morin, 1974.