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Dignité (Droits fondamentaux)

Alzheimer

 

Introduction

Les dossiers de la série Le citoyen du Québec ont tous la même structure :IntroductionPrincipe, Renseignements pratiques, Illustrations, Enjeux, Jalons, Vigilance, Sources.

Principe : nous explicitons d’abord le principe.

Renseignements pratiques : il s’agit d’un court guide sur les services correspondant aux aspects de la vie publique : santé…

Illustrations : Personnes, événements, lieux, œuvres illustrant le principe.

Enjeux : le contexte parfois difficile auquel un principe s’applique

Jalons : étapes, actions significatives marquant le progrès dans le respect d’un principe.

Vigilance :  esprit critique à scandales et autres événements troublants qui détournent la société du principe en cause

Sources : Livres, Revues, Sites, Articles, Vidéos, Audios

 

Principe

Dignité est le mot phare en ce moment, plus fondamental que le mot droit, car les droits de l’homme reposent sur sa dignité, plus précieux que le mot liberté, car on conserve encore toute sa dignité quand on a perdu l’usage de sa liberté, à cause d’un handicap par exemple. Dignité est aussi le mot qui désigne la seule réalité en chaque être humain qui puisse encore retenir l’agresseur au seuil de la violence extrême !

Quelle est cette réalité pacifiante? Comment se manifeste-t-elle et à quelles conditions peut-on lui être sensible ? L'être humain tire-t-il sa dignité du seul fait qu'il est humain ou la tient-il de son origine divine, de ce qu'il a été créé à l'image de Dieu? Le philosophe Paul Ricoeur soutient que quelque chose est dû à l'être humain du seul fait qu'il est humain. Dans De l'indignation, Jean-François Mattéi soutient que c'est le sentiment d'indignation qui est premier et qu’en conséquence la dignité appartient à la sphère de la transcendance.

«Les hommes, écrit Mattéi, se sont indignés avant de concevoir la notion de dignité. […] Je propose ici l’hypothèse selon laquelle le sentiment d’indignation a précédé, et précipité ensuite, le concept de dignité en permettant l’éclosion de ce que nous nommons depuis Rousseau la conscience morale. […] L’homme n’est pas indigné parce qu’un acte vil a porté atteinte à une dignité abstraite; il proclame son exigence de dignité parce qu’il a éprouvé des indignations réelles »

C’est dans le sillage de l’indignation que l’idée de dignité s’est imposée et elle appartient de par cette origine à la sphère de la transcendance. «Fonder la dignité sur l’homme ou l’homme sur la dignité sans instaurer de médiation, le Grand Artisan chez Pic de la Mirandole, Jésus-Christ chez Pascal, l’Être divin chez Rousseau, le Maître suprême chez Kant, c’est succomber à la pétition de principe qui consiste à fonder la raison sur elle-même. »

Dans une certaine mesure Simone Weil réconcilie les deux points de vue quand elle écrit: « Il y a, depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts ou observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. » Simone Weil ajoute : «C’est cela, avant toute chose, qui est sacré en tout être humain. »

Dans le livre de Thomas de Koninck sur La dignité humaine, le thème central est le lien entre les atteintes à la dignité et l'abstraction. «Notre temps, dit l'auteur, est passé maître dans l'invention de catégories permettant d'immoler "à l'être abstrait les êtres réels," selon la juste formule de Benjamin Constant.» Plus loin, s'inspirant de Gabriel Marcel, il montre comment la passion fabrique de l'abstrait. Dans certaines conditions, cet être unique auquel normalement nous n'oserions pas faire de mal, devient une chose quelconque parce que nous le regardons à travers une idée générale, une abstraction: juif, bourgeois, noir, jaloux, hystérique, etc.

Au vieux fond de violence instinctive, peut-être trop systématiquement refoulé dans la vie courante, se sont ajoutés, par le biais de la montée du formalisme dans la vie quotidienne et dans la science, des raisons, des moyens et l'excuse de tuer efficacement. Les pilotes de l' avion qui a largué la bombe atomique sur Hiroshima étaient à une distance telle  physique et psychologique  de leurs victimes, que tout leur semblait non seulement permis, mais facile.

Comment cultiver en nous-mêmes cette attention qui nous fera découvrir l'être unique, concret et digne, derrière la catégorie méprisable à laquelle nous sommes tentés de le réduire ? Quiconque veut contribuer à la prévention des génocides et des autres atteintes à la dignité et à la vie d'autrui doit d'abord répondre pour son propre compte à cette question sur l'attention.

La réflexion sur l'attention dans cette perspective soulève la question du sens de la culture et de l'éducation. Pour l'intelligence, l'abstraction est un outil et un appui: cette chose devant moi est un arbre. Grâce au concept (outil) je distingue l'arbre du ruisseau qui coule à côté et cette distinction me rassure, je poursuis ma promenade en pensant à autre chose. À ce niveau d'attention, je trouverai parfaitement normal que quelqu'un abatte l'arbre, je ne m'en apercevrai peut-être même pas. Il en sera bien autrement si mon attention s'accroît au point que l'arbre quelconque devienne pour moi tel arbre, concret, unique, beau, attachant. À partir de ce moment je m'intéresserai vraiment à lui, je comprendrai qu'il s'agit d'un cerisier rare. S'il en est ainsi dans mes rapports avec toutes les choses , j'aurai le coeur secrètement brisé par chacune d'elle et il en sera ainsi dans mes rapports avec les êtres. Le risque que je porte atteinte à leur dignité sera alors à son plus bas degré possible.

Cela suppose une éducation où l'on est invité à renoncer constamment à l'utilité de l'abstraction, à la sécurité qu'elle procure, pour se rapprocher de la réalité concrète par une contemplation qui ressemble de plus en plus à l'amour. François Villon est un poète français de la fin du Moyen Age, soit! Le voilà situé, et aussi réduit à une abstraction. Mais faites l'effort de mieux comprendre l'époque où il vivait, les excès auxquels il s'est abandonné, la justice qui l'a frappé, le repentir auquel un chrétien était appelé, apprenez ses poèmes par coeur pour vous rapprocher encore davantage de lui, chantez-les avec Brassens et vous comprendrez aux sentiments que feront naître en vous ses plus beaux vers, que la barbarie vient de régresser en un point déterminé de l'espace et du temps: vous-mêmes.

«Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis...»

Si la crise de l'école dans le monde est inquiétante c'est parce qu'une dégradation de cette institution équivaut à une dégradation de la faculté d'attention et par là, à la disparition d'un rempart contre la barbarie.

Parmi les atteintes à la dignité, les plus insidieuses et peut-être aussi les plus fréquentes et les plus néfastes sont celles qui proviennent de la raison instrumentale. Cette expression a été empruntée à des représentants de l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno, Habermas). Elle désignait une raison déterminée par des objectifs, une raison pour qui le monde est exclusivement un objet de manipulations techniques et la nature (y compris la nature humaine), un objet au service de buts et d'intérêts subjectifs. Le mot le dit, la raison instrumentale traite comme un instrument, un moyen, des réalités qui sont des fins, des personnes humaines, par exemple, ou encore elle transforme l’expression gratuite d’un sentiment en un procédé en vue d’une fin. Je racontais à une voisine qu’il m’arrive de poser tendrement ma main sur le front d’un proche atteint de la maladie d’Alzheimer. «Vous pratiquez donc le toucher thérapeutique», m’a-t-elle répondu. Cette remarque m’a attristé parce qu’elle réduisait à une technique médicale le geste le plus humain qui soit et qui, pour demeurer humain, doit rester spontané et gratuit. J’avais là une nouvelle preuve de la pénétration de la raison instrumentale dans les mentalités. Désormais, on emploie fréquemment le verbe instrumentaliser au sens de réduire une fin à un moyen. On instrumentalise le rire ou la musique quand on en fait des techniques thérapeutiques. On instrumentalise la conversation quand on en fait une technique de marketing à l'instar de l'auteur d'un ouvrage récent intitulé: Le capital conversationnel.

De nombreux problèmes éthiques, touchant les personnes âgées notamment, ne sont que des manifestations particulières de la raison instrumentale, laquelle est si étroitement liée à la mentalité technicienne qu'elle envahit le domaine des rapports humains comme elle a envahi le monde du travail.

Illustrations

La lettre à Lord Chandos

Développer son attention au point d'humaniser les objets est peut-être la façon la plus sûre d'éviter de réduire les êtres humains à des objets.

Passage de La lettre à Lord Chandos, de Hugo von Hofmannsthal:

«Un arrosoir, une herse à l'abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un oeil d'ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu'il n'est pas du tout en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. Ces créatures muettes et parfois inanimées s'élancent vers moi avec un amour si entier, si présent, que mon regard comblé ne peut tomber alentour sur aucune surface morte.  J'ai alors l'impression que mon corps est constitué uniquement de caractères chiffrés avec quoi je peux tout ouvrir. Ou encore que nous pourrions entrer dans un rapport nouveau, mystérieux, avec toute l'existence, si nous nous mettions à penser avec le coeur.»

Hugo von Hofmannsthal: La lettre à Lord Chandos, Paris, NRF, p. 81.